Les "idiots utiles" du FLN
Après l'indépendance, des
Français partent bâtir l'Algérie socialiste. Catherine Simon raconte l'engagement de ces "pieds-rouges", qui vira au cauchemar.
L'atmosphère est électrique en Algérie en ce mois de juillet 1962. La France a officiellement reconnu l'indépendance du territoire qui sombre dans l'anarchie. Entre
les fusillades de l'armée française, les règlements de compte des groupes algériens rivaux, les enlèvements et exécutions d'Européens, les attentats et sabotages de l'OAS, les pieds-noirs
embarquent pour une métropole qui ne goûte pas le pataouète. Leurs meubles ont envahi les trottoirs, vestiges de cent trente-deux ans de colonisation : l'exode débute par une immense braderie. A
la fin de l'été, 700 000 Européens seront partis (4 sur 5). Au même moment, quelques milliers de Français - on ignore leur chiffre exact - traversent la Méditerranée en sens inverse. Médecins,
chirurgiens, infirmiers, instituteurs, ingénieurs, artistes, ils viennent occuper les postes vacants. Ils font don de leur personne pour participer à l'édification du socialisme dans la nouvelle
Algérie. Anticolonialistes, porteurs de valises du FLN, insoumis, déserteurs, ils savourent leur victoire. Ils ont le sentiment de vivre le grand soir, entre révolution cubaine, guerre d'Espagne
et résistance. Ils sont chrétiens de gauche, trotskistes, anciens communistes. Des journalistes pieds-noirs, entre mépris et dérision, baptisent "pieds-rouges" "cette ahurissante sous-espèce
d'oiseaux migrateurs", raconte Catherine Simon dans une enquête remarquable sur cet épisode méconnu de l'histoire franco-algérienne.
La force du récit de la journaliste du Monde repose sur les témoignages. L'entreprise relève de l'exploit. Jusqu'ici, les pieds-rouges s'étaient tus. Y compris ceux
qui, entre-temps, avaient acquis une notoriété : l'ancien patron de TF 1 Hervé Bourges - qui refuse l'appellation - le géopoliticien Gérard Chaliand, l'écrivain Ania Francos, l'avocat Tiennot
Grumbach, le photographe Elie Kagan, les cinéastes Marceline Loridan et René Vautier, le parolier Pierre Grosz... Il est difficile de parler d'un échec, encore moins d'un cauchemar. La réalité
fut à mille lieues de l'"illusion lyrique" des premiers jours. Les pieds-rouges découvrent le poids de l'islam, le machisme, le mépris à l'égard des "gaouris" (nom donné aux chrétiens par les
Arabes), l'absence de démocratie, les règlements de compte violents, la corruption... Le désenchantement est à son comble lors du coup d'Etat du colonel Boumediene et du renversement de Ben
Bella, le 19 juin 1965. Des pieds-rouges entrent dans la clandestinité, d'autres sont arrêtés et torturés dans les ex-centres de détention de l'armée française ! Et pourtant, les victimes ne
parlent pas. Leur culpabilité - françaises, elles doivent assumer les fautes du colonialisme - est trop forte. A leur tour elles sont contraintes au départ, sans ménagement. Elles laisseront
leurs chimères sur le port d'Alger. Quelques rares entêtés resteront. Jean-Marie Boëglin, qui a abandonné Lyon, le TNP et Roger Planchon au début des années 1960 pour créer le Théâtre national
algérien, rentre en France en 1981. Il se définit comme un "idiot utile". Lénine utilisait la formule pour désigner les Européens apologistes du régime soviétique jusqu'à l'aveuglement. Une
majorité des pieds-rouges - remplacés entre-temps par le coopérant, figure centrale des relations franco-algériennes - ont recouvré leurs esprits. Leur gueule de bois idéologique s'est dissipée.
Mais à quel prix ?
Algérie, les années pieds-rouges, par Catherine Simon, La Découverte, 288 p, 22 €
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