Transmis par UNP Sarrebourg.
Témoignage d'un lieutenant du Colonel Bigeard
Chers Amis,
1. Lors de la première hospitalisation du général Bigeard, mon ami François d'Orcival, de Valeurs Actuelles, m'avait demandé d'apporter témoignage d'un lieutenant de Bigeard. Ce que j'avais
immédiatement préparé ... au cas où .
2. Hier, Frédéric Pons, son collaborateur, m'a relancé en me demandant de bien vouloir "réduire la voilure" à mille caractères. Je lui ai répondu que je ne savais pas faire et lui ai balancé tout
le paquet en ajoutant :"Demerden Sie sich" !
3. Comme mon texte sera largement amputé lors de sa parution dans V.A. jeudi prochain, je n'ai aucun scrupule à vous en donner primeur dans son intégralité.
Bien à vous tous.
François Cann.
Les lieutenants de « Bruno »
« Bruno » était l’indicatif radio du commandant puis du colonel Bigeard en Indochine et en Algérie. Entre nous, nous l’avons toujours appelé « Bruno », par
affection. J’eus la chance de le servir en Algérie, comme lieutenant, chef de section, au 3ième régiment de parachutiste coloniaux.
A une époque où, dans l’Institution militaire, la communication en était à ses balbutiements, il appliquait la maxime « Bien faire et le faire savoir » avec une habileté magistrale.
Il communiquait vers le haut : aux hommes politiques qui venaient le voir, il expliquait la finalité de notre action.
Il recevait les gens de la presse : aux écrivains (Lartéguy, Kessel …), aux photographes (Flament), aux cinéastes (Schoendorfer), il exposait les modalités et les difficultés de nos
opérations.
Et il communiquait vers le bas : à l’issue de chaque opération les cadres recevaient une feuille simple sur laquelle il avait jeté, en style télégraphique, ses satisfactions et ses
déceptions mais aussi ce qu’il attendait de nous lors des opérations à venir avec toujours, en finale, le recours à la fierté et un zeste d’humour (« demain matin, nous avons tous vingt
ans » !). Il exerçait cet art subtil de nous rendre complices de ses projets.
Il adorait s’adresser directement à ses paras. A l’issue d’une cérémonie, il leur demandait de quitter les rangs et de se resserrer autour de lui. En quelques mots simples, il
se livrait au bilan des actions récentes puis il précisait ce qu’il attendait d’eux, avec toujours ce clin d’œil d’encouragement flatteur. Nos paras étaient fascinés.
Spontanément, sans qu’aucun ordre ne leur fut donné, ils se mettaient à crier, à l’unisson : « Vive Bigeard ! ». Une scène insolite qui nous renvoyait à celles de
l’Empire. Il rayonnait. Nous partagions son bonheur et nous étions fiers de notre jeune colonel de 40 ans, déjà Grand Officier de la Légion d’honneur. Nous voulions lui
ressembler.
Mais avant de « faire savoir » , le premier ordre de l’axiome, « Bien faire », nous valait une course permanente à l’excellence aussi bien pour la tenue, la
cohésion (les défilés en chantant), l’instruction du tir adaptée à la contre-guérilla et … par-dessus tout … la condition physique. Ah ! cette condition physique !.
Marcel Bigeard devait ses succès et sa survie dans la Résistance et en Indochine à l’endurance qu’il avait imposée à ses unités. Son prestigieux bataillon d’Indochine, le 6ième B.P.C. que
les divisions vietminh voulaient absolument capturer, dut plusieurs fois son salut à une esquive ultra rapide qui valut au bataillon le surnom de « Bataillon Zatopek ».
Fort de cette expérience, il exigea du 3ième régiment de parachutistes coloniaux en Algérie des performances hors normes. Lorsque la journée avait été infructueuse, nous attendions la
fin de l’après-midi pour l’énoncé à la radio des prévisions pour le lendemain (un peu comme le marin pécheur, en mer, attend le soir les prévisions météo du lendemain).
Après avoir regretté que la zone fut stérile, il annonçait qu’il allait « balancer » (son terme favori) le régiment vers des lieux prometteurs. C’est alors qu’avec
appréhension nous attendions la répartition du rôle des unités sur la future zone. Les plus malchanceux réalisaient alors, avec consternation, que, pour être en place au lever du jour, ils
étaient déjà en retard.
Pendant la Bataille d’Alger les compagnies se livraient à tour de rôle à une marche commando (mi-course, mi-marche) : départ d’Alger à trois heures du matin, direction Sidi
Ferruch (25 kilomètres) avec arme et musette légère.
En tactique sur le terrain, il nous sidérait.
Il passait des heures à étudier la carte. En la visualisant, il déterminait, sans jamais se tromper, les possibilités d’esquive de l’adversaire et, par corrélation, il dessinait sa propre
manœuvre. Dès qu’il avait localisé l’ennemi, il ne le manquait jamais. Un fauve.
Lors d’une grosse opération faisant appel à de nombreux appuis, j’eus l’opportunité, n’étant pas trop loin de lui, de l’observer à la manœuvre des unités d’appui …Il avait autour de lui
quatre opérateurs radio qui lui tendaient le « bigo » à tour de rôle pour les liaisons avec ses compagnies, avec l’artillerie, avec l’avion d’observation et les chasseurs et avec les
hélicoptères. Il prenait manifestement du plaisir à commander les différents acteurs, lesquels appréciaient d’être manœuvrés par lui. « Au moins », disaient-ils
« avec lui , on a la satisfaction d’être bien utilisés et la fierté d’être efficaces ».
Avec son ami Félix Brunet, colonel de l’armée de l’air, il réalisa les premières véritables opérations héliportées, celles où les hélicoptères cessent de faire du simple transport (afin
d’épargner les mises en place à pied) pour devenir les instruments de la manœuvre.
En Algérie, l’Opération « Agounnenda » restera à jamais le symbole de son inspiration … de son instinct guerrier.
A la fin du mois de mai 1957, un détachement de dragons qui rentre de patrouille en fin d’après-midi tombe dans une embuscade sur les hauts plateaux algériens. Il y disparaît corps et
biens. Nous ayant devancés sur les lieux de l’embuscade par hélicoptère, Bruno s’y livre à cette analyse invraisemblable qu’aucune Ecole de Guerre n’enseignera jamais. Il ne dispose
que de deux indices : l’identification du commando zonal « Ali Khodja » (200 hommes et 3 mitrailleuses MG 42) et les traces de sa fuite qui indiquent un repli vers le nord (en
direction de la mer). Après avoir étudié la carte, il expose sa conception de manœuvre : « l’adversaire a emprunté cet oued en direction du Nord. Il basculera
dans cet autre oued parallèle qu’il remontera pour revenir vers le Sud, sur les « lieux du crime ». L’entourage, incrédule, s’incline.
Bruno tisse alors avec ses six compagnies un maillage de six kilomètres sur quatre. Chaque compagnie dresse une douzaine d’embuscades. Aucun itinéraire n’échappe à la
surveillance. Il conserve une compagnie en réserve héliportée pour fermer la nasse. Lorsque le jour se lève tout le monde est en place, sur une seule fréquence radio mais en silence
absolu pendant l’attente. Mission : laisser l’ennemi entrer dans la nasse et ouvrir le feu au dernier moment. Vers cinq heures, un chef de section annonce l’arrivée du
« gibier » ; il égrène le nombre de fells qu’il aperçoit. Le feu s’ouvre lorsqu’il annonce 70. Bruno héliporte sa compagnie de réserve. Le commando zonal
est pris dans la nasse. Il est détruit après vingt quatre heures, non sans mal. Nous aurons une douzaine de tués et un vingtaine de blessés. L‘ennemi était revenu sur les
« lieux du crime » ! Incroyable !
Le colonel Bigeard exigeait de ses unités leur plein effectif afin que toutes les armes fussent servies : il détestait les permissionnaires et les stagiaires, il abhorrait les malades.
Son souci prioritaire, quelles que fussent les circonstances, était d’épargner la vie de ses hommes et leur intégrité physique.
A Chypre où nous étions rassemblés en automne 1956 pour l’opération Suez , j’avais eu l’honneur de porter le brassard de capitaine de l’équipe de football du corps expéditionnaire.
Nous fûmes battus dans le grand stade de Nicosie par l’équipe nationale de Chypre par le score honorable de 2 à 1. C’était une performance que nous devions à une condition physique
exceptionnelle. De retour au camp X où nous logions sous la tente, un officier me dit : « le colonel veut te voir ». Je rectifiai ma tenue et m’apprêtai à être
félicité. L’accueil fut glacial : « Dîtes donc, Père Cann (terme familier), vous croyez que je vous ai fait venir ici pour taper dans le ballon ? Non mais ça ne va pas
la tête ? Qui s’occupe de vos hommes pendant ce temps-là ? Arrêtez-moi ces gamineries. ! ». Je n’ai plus jamais tapé dans un ballon.
Six mois plus tard, je figure parmi les blessés de l’Opération Agounnenda. Nous venions d’être traînés jusqu’à une clairière où nous attendions que le feu se calme pour que les hélicoptères
puissent nous évacuer. Nous sommes là une douzaine, allongés sous les ombrages, non loin des corps de nos camarades tombés, lorsque surgit « Bruno », la casquette en bataille, sa
grande carte sous le bras. Surpris par ce spectacle de corps allongés, il ralentit le pas et adresse à chacun un clin d’œil ou un sourire. Soudain il me reconnaît :
« Ah ! vous êtes là aussi père Cann ? » Je lui réponds par un geste d’impuissance. « Eh bien vous avez perdu mon vieux ! Salut ! Bon
courage ! A bientôt ».
En vrai pro, il réagissait comme un entraîneur de rugby qui a la hantise de voir ses joueurs partir pour l’infirmerie.
Aujourd’hui les lieutenants de « Bruno » sont orphelins et la France pleure le plus illustre de ses soldats : cinq fois blessé, vingt-quatre fois cité dont douze fois à
l’Ordre de l’Armée, Grand’Croix de la Légion d’honneur depuis 1974.
Sa compétence lui valut en 1976 d’être nommé Secrétaire d’Etat à la Défense d’où il démissionnera avant d’exercer de 1978 à 1981 la Présidence de la Commission de la Défense nationale de
l’Assemblée nationale.
En d’autres temps, il eut été un Maréchal d’Empire …. immanquablement.
François Cann
« Un lieutenant de Bruno »